Jeudi 27 mars, 200 salariés du groupe Sipa Ouest-France ont participé à une journée de réflexion, à Rennes, à l’invitation de leur propriétaire, l’association pour le Soutien des Principes de la Démocratie Humaniste, association loi 1901 à but non lucratif. Thème de cette journée : « Relier les citoyens ». 
Anne Charpy, Olivier Corzani et Dominique Quinio, animatrice du débat. | MARC OLLIVIER/OUEST-FRANCE
« Une société créative, joyeuse, solidaire »
Relier… « Plus que jamais un impératif dans notre monde fracturé » explique en préambule de cette journée David Guiraud, président de l’ASPDH. « Tous ces liens qui fondent notre démocratie et que nous pensions éternels sont en train de se défaire sous nos yeux ». Science, éducation, information, économie, politique, géopolitique… « Tout semble se fracturer à l’infini. »
David Guiraud poursuit ce sombre tableau : « Ces liens précieux peinent à résister à l’accélération technologique ; à l’hubris des puissants ; à l’oubli de l’histoire ; à la perte de sens programmée par les réseaux antisociaux ; aux défis majeurs de l’intelligence artificielle et aux ébranlements sociétaux que cela provoque. »
Il évoque, pêle-mêle, « la sidération et la communication, qui ont remplacé l’écoute, la conversation, le recul, le discernement. » Citant le sociologue David Le Breton, il rappelle combien « l’écran fait écran dans un monde sans contact. Le présentisme s’est installé sans passé ni futur, livré aux utopies les plus inquiétantes. »
« Ces écrans qui font écran »
Premier invité de cette journée, le paléoanthropologue et professeur au Collège de France, Pascal Picq n’y va pas par quatre chemins : « Avec les écrans qui font écran, ces ventouses qui captent toutes nos relations sociales, nous assistons à la fragmentation des liens et à l’éclatement du temps partagé. Qu’est devenu le temps de la discussion, du palabre, des échanges directs de personne à personne ? »
Après avoir accueilli la salle par un bonjour en mode chimpanzé, il rappelle combien l’être humain, par sa « plasticité biologique, physiologique et cognitive », a toujours réussi à se transformer et à évoluer, à transmettre pour son futur. Mais aujourd’hui, nous faisons face à une « crise très inquiétante du lien. Nous ne sommes plus garants de cette transmission. Se relier les uns aux autres devient à nouveau un véritable enjeu. Il faut reprendre goût à cet échange direct, au face-à-face. »
Parlant d’une « rupture anthropologique majeure », Pascal Picq craint, avec ces écrans, « un piège narcissique très dangereux. » La société est passée de réseaux très denses de relations sociales, en face-à-face, à une société truffée de réseaux, dits sociaux, mais sans relations sociales véritables. Une société polarisée où l’invective gratuite, l’absence d’écoute, la polémique a pris le pouvoir. « On est passé d’un monde où l’on prenait le temps d’échanger à un monde où personne n’écoute plus personne ».
« Sans confiance, pas de vie en communauté »
Face à lui, la philosophe Nathalie Sarthou-Lajus, rédactrice en chef adjointe de la revue « Études » et membre de l’ASPDH, se veut moins pessimiste et insiste sur une confiance à retrouver. « Plusieurs ouvrages récents dépeignent une France fragmentée, un sentiment de cohésion sociale dégradée. Cette polarisation alimente un climat de défiance, voire de guerre civile, de paranoïa. »
Dans un tel climat, « c’est la capacité à faire confiance qui est atteinte. Or c’est cette confiance qui permet d’aller vers les autres, d’accepter les différences… Sans confiance, aucune vie en communauté n’est possible. »Elle se lance alors dans un plaidoyer, montrant que le numérique n’est pas que malheur et que « les enquêtes récentes montrent une progression de la tolérance sur une longue durée, une amélioration de l’écoute de populations autrefois discriminées ou invisibilisées. »
Un exemple parmi d’autres : « Les communautés virtuelles offrent un renouveau du lien social. Regardez MeToo ou les Gilets jaunes… Le numérique a permis de créer des liens entre personnes qui, sinon, n’auraient pas pu se réunir. Ils font société autrement, de manière plus horizontale, plus égalitaire. »
En toile de fond, une question vitale se pose avec force à nos sociétés : « La démocratie est le régime qui supporte la diversité, le conflit. » Comment, alors, réussir à « faire vivre cette controverse, à nous mettre à la place de ceux qui ne pensent pas comme nous, ne vivent pas comme nous ? » Sans verser dans la violence ou la fermeture aux autres.
« Recréer du face-à-face, du lien »
Maire communiste de Fleury-Mérogis depuis 2020, Olivier Corzani participe aux travaux de cette journée. Lui aussi vit au quotidien le défi du « relier » dans sa commune de 14 000 habitants et près de 70 nationalités. « Nous travaillons sans relâche ce creuset de la grande proximité. »
En 2022, un drame s’est produit dans sa ville : la mort d’un jeune « massacré à coups de marteau », victime collatérale d’une rixe entre bandes rivales. « Ils s’en sont pris au premier venu. Une marche blanche a suivi, nécessaire pour porter le deuil collectivement. » La ville a souhaité « aller plus loin que l’émotion. » Avec des questions essentielles : « Comment recréer du face-à-face, du lien, de la confiance ? Comment sortir de l’invective, permettre la contradiction ? ».
Ainsi sont nés les Ateliers de la fraternité. Plus de 300 habitants, « recrutés dans les associations, les clubs de sport, les supermarchés… » ont été réunis à maintes reprises « dans un cadre permettant le plus possible le débat. »
180 propositions ont été adressées par les autorités, la ville, les jeunes, les parents. « Seulement 15 % de ces propositions avaient un caractère sécuritaire. La grande majorité, c’était pour être mieux considérés, en finir avec l’exclusion. » Quel résultat aujourd’hui ? « Je n’ai pas la prétention de dire que Fleury-Mérogis est un îlot de convivialité. Mais nous avons plus d’énergie » Et beaucoup plus de liens. Olivier Corzani cite, avec fierté, « ce banquet géant créé depuis 2022, ou cet énorme carnaval qui a changé de parcours pour traverser chaque année tous les quartiers de la ville… »
Les Ateliers de Fleury-Mérogis ont été lauréats en 2024 du Prix de la démocratie, catégorie « démocratie locale » , organisé par le groupe Sipa Ouest-France.
« Les gens ont plein d’idées »
Aux côtés d’Olivier Corzani, Anne Charpy sait, elle aussi, ce que signifie « relier ». Urbaniste, passionnée par les quartiers populaires, elle a créé VoisinMalin en 2010. Présente dans les quartiers prioritaires de 20 villes françaises, cette association est partie d’un constat : « Quand une chose positive arrive à quelqu’un qui n’a pas grand-chose, il s’empresse de le partager. »
VoisinMalin a tenté un pari : recruter des habitants, leur fournissant un contrat de travail, avec une mission pas banale : « Partager les bonnes nouvelles à leurs voisins ! » Pari payant. Dans leur quartier, ces « VoisinsMalins sont devenus des super-héros. » Ils frappent à votre porte, « lancent la discussion sur des sujets graves : invasions de cafards, charges d’électricité, addictions… » Ils apportent des recommandations très concrètes « sans jamais culpabiliser personne. » Petit à petit, « les personnes reprennent confiance dans leur capacité d’agir ».
Anne Charpy le martèle : le lien, ça se travaille : « On ne sait pas bien travailler avec les gens. Dans les quartiers, les habitants ont plein d’idées… Mais nous avons des experts qui, souvent, se soucient peu de capter leur intelligence. »
« Chercher les 18-30 ans là où ils se trouvent »
Il fallait un « Grand témoin » à cette journée. S’il y a un journaliste qui en connaît un rayon en matière de « relier », c’est bien Samuel Étienne. Membre de l’ASPDH depuis 2023, présentateur de « Questions pour un champion », sur France 3, il est aussi, plus récemment, le fondateur d’une chaîne d’info sur le réseau social Twitch Il y propose notamment, « La matinée est tienne », revue de presse matinale de près de trois heures, « au lieu de 3 minutes sur les médias classiques ».
Le principe de Twitch : « Des contenus diffusés en direct, une interaction permanente avec les gens qui vous regardent, vous interpellent, une réaction chaque seconde sur ce qui est dit ». La fin, pour lui, de « 25 ans d’info verticale, sans aucune réaction du public. »
En face, « des gens hyperqualifiés dans leur domaine, ultra-pointus », proposent des débats « enflammés » et riches sur l’actualité. « J’ai découvert ce réseau en pleine crise sanitaire. C’est un outil qui permet une infinie liberté de création. »
Le public ? « 80 % des personnes qui me suivent ont entre 18 et 30 ans, ne reviendront jamais vers les médias traditionnels. Il faut aller les chercher là où ils se trouvent, sur leurs plateformes. » Relier, se relier à eux, c’est d’abord « apprendre leurs mots, être curieux de leur vie, s’ouvrir à leurs choix, leurs valeurs, forcément différentes des miennes. J’ai ce côté éponge… »
Du coup, le lien se fait naturellement, explique Samuel Étienne. « J’ai 53 ans, ils en ont 20. Je surjoue le rôle du vieux qui parle aux jeunes… Cela crée une complicité avec eux, car ils ont le sentiment que je fais vers eux l’effort que la plupart des adultes ne font pas. » Un effort essentiel vers des générations qui prennent de plein fouet, sur les réseaux sociaux, « l’infinie production de fake news ».
Source: Ouest-France
ApprofonLire.fr