Prix Goncourt: Hervé Le Tellier dans son interview au Monde, « Il n’y a plus de théâtre, plus de cinéma, donc les seuls ob­jets culturels dont on discute sont les séries et les livres ».

Hervé Le Tellier, prix Goncourt 2020

JE NE SERAIS PAS ARRIVÉ LÀ SI… « Le Monde » interroge une personnalité sur un moment décisif de sa vie. Cette semaine (dimanche 21 et Lundi 22 février 2021), l’écrivain et lauréat du prix Goncourt 2020 raconte son enfance compliquée entre un père absent et une « mère folle », sa fuite dans l’écriture et comment il explique le succès de son livre qui atteint le record de l’Amant de Marguerite Duras.

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ENTRETIEN

Hervé Le Tellier, 63 ans, a pendant longtemps été un écrivain pour happy few, un virtuose de la littéra­ture à contrainte et des textes courts. Le prix Goncourt 2020 et ses ventes phénoménales ont propulsé sur le devant de la scène le pré­sident en exercice de l’Oulipo, ce groupe d’auteurs qui construisent eux­-mêmes les la­byrinthes dont ils se proposent de sortir, selon la définition prêtée à Raymond Queneau.

Je ne serais pas arrivé là si…

Il y a tant d’embranchements dans une vie… Mais, en ce qui concerne l’écriture, la bifurcation initiale, c’est le premier livre pu­blié. Je ne serais donc pas arrivé là si je n’avais pas fait la connaissance de l’écrivain et éditeur Paul Fournel, s’il n’avait pas publié mon premier livre, Sonates de bar (Seghers, 1991), et s’il ne m’avait pas encouragé à continuer. Par la suite, Paul a aussi joué un rôle impor­tant en me faisant entrer à l’émission de France Culture « Les Papous dans la tête », et à l’Oulipo, où j’ai été coopté en 1992.

Paul Fournel a­-t­-il fait de vous un écrivain ?

A l’époque, j’étais journaliste scientifique. J’ai dirigé Sciences et techniques, Sciences et technologies. Pour le magazine L’Evénement du jeudi, j’écrivais par ailleurs de petites nou­velles dans lesquelles je présentais à chaque fois un cocktail. Elles devaient faire 2000 si­gnes. Je m’amusais à remettre des textes d’exactement 2000 signes. Pas 1999 ni 2001. Le goût de la contrainte ! Ces textes n’avaient pas vocation à être rassemblés en un livre. Mais, grâce à Paul Fournel, j’ai bifurqué vers la littérature. Comme j’avais payé mon appartement, j’ai pu me lancer dans cette acti­vité d’une rentabilité aléatoire, mais qui me stimulait plus que l’écriture journalistique. J’ai trouvé quelques subsides, notamment avec un billet quotidien au Monde, qui a constitué un matelas de sécurité pendant quinze ans. J’ai ainsi pu reprendre une écri­ture littéraire que j’avais longtemps oubliée.

L’aviez-­vous déjà pratiquée ?

Vers 14 ou 15 ans, j’adorais Boris Vian, Jacques Sternberg, Félix Fénéon, et j’écrivais de mauvais textes littéraires. Des formes courtes, puis un premier roman, L’Affaire Lev Davidovitch. C’était le nom d’un chat – et, accessoirement, les prénoms de Trotski. J’avais envie de raconter une histoire de bout en bout et, avec L’Anomalie (Gallimard, 2020), j’ai re­trouvé ce plaisir de gamin d’être happé par des personnages. C’était néanmoins assez péris­sable. Surtout que L’Affaire Lev Davidovitch ne soit jamais publié ! Il faudrait peut­-être brûler le manuscrit, pour éviter tout risque…

Quel enfant étiez­-vous ?

Un enfant unique, donc solitaire, assez stu­dieux. Je lisais énormément. De la science­ fiction, la collection Life « Le Monde vivant », ou encore la saga Les Thibault, de Roger Martin du Gard. La lecture était une forme non négligeable d’abstraction de la famille dans laquelle je me trouvais. Je m’y ennuyais terriblement, et je doutais légitimement de l’amour que je ressentais pour mes parents. A 15 ans, je voulais fuir cette famille à laquelle j’avais été assigné. En même temps, je me sentais extrêmement coupable d’avoir une relation de cette nature avec mes parents, une relation qui n’en était pas une. J’ai ra­conté cela dans un récit, Toutes les familles heureuses (JCLattès, 2017).

« J’ai toujours su que ma mère était folle », y écrivez­-vous. Folle, vraiment ?

Diagnostiquer que sa mère est folle, c’est dif­ficile quand on est tout jeune. Et puis, enfant unique, on ne peut pas confronter son point de vue avec celui de ses frères et sœurs. Mais, très vite, j’ai senti que l’emprise était forte. Ma mère était dans une relation de vengeance vis­-à­-vis des hommes. J’étais le seul de la fa­mille pour lequel elle avait un peu de respect. Un jour, elle avait lâché, en parlant de mon beau-­père : « Lui ou un autre… » On ne peut pas dire ça de quelqu’un qu’on aime ! Et moi, je ne pouvais pas vivre avec une femme qui considérait les autres comme interchangea­bles. Cette phrase m’a tant marqué que le titre initial de mon récit était Elle ou une autre.

Et côté paternel ?

Ma mère avait quitté mon père, je le voyais très peu. Une fois l’an ou tous les deux ans. Quant à mon beau­-père, dont je porte le nom, il ne remplissait pas les cases normale­ment dévolues à un père. Il ne cherchait pas à prendre cette place, peut-­être parce qu’on ne le laissait pas faire. On était dans le conflit. La case paternelle a toujours été manquante. Elle a été remplie autrement, par mon grand­-père maternel, puis par des enseignants et des écrivains. «On apprend plus des bons livres que de la vie », a dit Freud, je crois. C’est assez juste. Avec Le Rouge et le Noir, on ap­prend beaucoup sur les relations amoureu­ses. Avec l’écrivain britannique H. G. Wells, on aborde des questions puissantes : les muta­tions génétiques, ce qu’il y a d’homme chez l’animal et d’animal chez l’homme…

Vous parlez d’emprise maternelle, pourquoi ?

Une exigence d’accomplissement des dé­sirs de ma mère pesait sur moi. Je devais rem­plir ses espoirs. Non pas ceux qu’elle avait pour elle-­même : je ne suis pas la petite dan­seuse devenue étoile parce que sa mère n’a pas réussi à danser. Je dois plutôt réussir les exploits que son père à elle, mon grand-père, n’a pu accomplir. C’était un ancien ouvrier devenu ingénieur. Il n’avait jamais pu être polytechnicien, et avait simplement fait les Arts et métiers, et encore, sans passer le con­cours, mais par le biais de la promotion in­terne. Ma mère souhaitait que j’accomplisse le destin que son père n’avait pas pu avoir. Une grosse charge sur les épaules !

Vous l’avez portée longtemps…

Oui. J’ai accepté de ne pas suivre les études de lettres que j’aurais pu faire. Je suis allé vers les mathématiques, qui auraient dû me con­duire à devenir ingénieur, mais j’ai vite ex­plosé. J’étais trop jeune pour supporter la pression. En 1974, j’ai quitté la prépa pour n’y plus revenir, sans le dire à mes parents. Je sortais de chez moi le matin, je rentrais le soir. Un peu comme Jean­-Claude Romand, cet homme qui s’est prétendu, pendant dix-huit ans, médecin et chercheur à l’OMS… Entre­temps, j’allais au cinéma, au restaurant universitaire, au jardin du Luxembourg, je lisais. Je trichais avec le monde entier! Ma mère était très menteuse, elle m’a appris à mentir. Alors je mentais. C’était un peu un apprentissage de la fiction.

Comment cette aventure s’est-­elle achevée ?

Au bout de quatre mois, j’ai été dénoncé par la documentaliste, parce que je n’avais pas rendu un livre de physique. Nécessité d’avouer, disputes, guerre ouverte. C’est là que j’ai décidé de partir de la maison dès que je serais majeur. Un des points de bifurcation essentiels de ma vie.

Que s’est-­il passé ?

Je ne pouvais plus supporter cette assigna­tion à suivre le chemin tracé par ma mère. J’ai créé les conditions d’une fuite. J’ai trouvé quelqu’un chez qui m’abriter, et continué des études en gagnant un peu d’argent. J’ai donné des cours de maths, et multiplié les petits tra­vaux. J’ai été flasheur à Libération, gardien de nuit en hôpital psychiatrique, j’ai trimballé des morts sur un chariot, dans la morgue d’un hôpital… J’avais une culpabilité de quit­ter la maison, moi l’enfant unique, mais il n’y avait pas le choix. Il fallait rompre le fil.

C’est l’époque où vous entrez à la Ligue communiste révolutionnaire…

J’y ai trouvé une seconde famille, la fratrie que je n’avais pas eue, comme plus tard à l’Oulipo. J’étais un militant quasi profession­nel. L’avantage, c’est que la petite organisa­tion, alors dirigée par Alain Krivine et Daniel Bensaïd, n’était pas une secte. Elle était très ouverte sur le monde, et on devait lire. On gardait en tête l’idée que Trotski avait passé trois ans de sa vie à lire des romans français. Cela a constitué une excellente formation, grâce à laquelle j’ai réussi le Centre de forma­tion des journalistes. Ensuite, je me suis éloigné de la Ligue. Mais j’en ai gardé la convic­tion que notre monde est organisé en classes, et qu’on ne s’en tirera pas sans le remettre sur pied de manière pas forcément très douce.

Cette période est aussi marquée par le suicide de votre fiancée, enceinte de qua­tre mois. Qu’avez­-vous fait de ce drame ?

[Un silence.] Je ne m’en suis pas débarrassé. C’est une histoire que je porte en moi, vous l’entendez dans ma voix qui tremble. Ce jour-­là, je perds une femme toute jeune que je connaissais depuis six mois, une famille qui était en train de m’adopter. Comme Piette avait toutes les qualités et tous les défauts des maniaco­dépressifs, elle n’était pas sortable, donc je vivais en huis clos avec elle. Après, sa mort est un tel choc qu’on ment. Je ne pouvais pas porter les habits du veuf. On m’aurait tou­jours traité comme un malheureux, choyé, mais de manière malsaine, et je voulais tout, sauf être protégé. Je ne me voyais pas ressas­ser ma douleur. J’ai donc caché cela pendant vingt ans. J’ai finalement donné cette histoire à porter à Thomas, un psychanalyste de mon roman Assez parlé d’amour (JCLattès, 2009). Puis j’ai repris ce passage dans Toutes les familles heureuses, en remplaçant « il » par « je ». Ce deuil reste un fardeau dont on ne peut pas se libérer. Il y a peu, j’ai participé à un colloque sur la résilience, et je me suis retrouvé en lar­mes à parler de résilience… Mais c’est aussi un fardeau qui allège : il m’a terriblement cons­truit, il m’a donné une capacité à exprimer de la douleur de façon sincère dans les livres. Et puis, le malheur et le bonheur vont ensemble, c’est la même émotion. Si l’on en perd la forme noire, on perd aussi le reste.

La contrainte littéraire peut­-elle aider à exprimer la souffrance ?

Il y a une pudeur de la contrainte. Quand on parle du deuil, mais qu’on en fait un sonnet, ou des quatrains comme Hugo dans Les Con­templations, on n’écrit pas la même chose que sans garde­-fou. Je trouve plus digne que la douleur soit contenue dans des blocs, les blocs de marbre de la langue.

Vous êtes un virtuose de la contrainte et un auteur au public désormais très large. Est­-ce donc conciliable ?

Bien sûr ! Quand j’ai écrit L’Anomalie, je vou­lais un livre populaire, accessible à tous, pas un chef ­d’œuvre oulipien où les contraintes sont si fortes qu’elles freinent la lecture. Les contraintes y existent, les références y sont nombreuses, et tant mieux si certains lec­teurs repèrent que «Tous les vols sereins se ressemblent », en attaque d’un chapitre, est une allusion à Anna Karénine. Mais je ne veux pas que cela handicape le lecteur. Dans mes romans, j’essaie d’éviter l’hermétisme.

« L’Anomalie » est à présent le deuxième prix Goncourt le plus vendu de l’histoire, après « L’Amant », de Marguerite Duras. Comment l’expliquez-­vous ?

Jamais je n’aurais pu l’imaginer ! Plusieurs phénomènes se sont combinés. Le tirage ini­tial était limité à 12 500 exemplaires, mais le livre a bénéficié de quelques bonnes criti­ques, un bouche­-à­-oreille s’est installé, et les 30 000 ventes étaient atteintes avant même la troisième sélection du Goncourt. Il était dans toutes les listes des prix littéraires, ce qui a renforcé le bouche­-à­oreille, puis il a évidemment été porté par la bande rouge « Prix Goncourt », et l’image de Gallimard. L’épidémie de Covid­19 a aussi joué un rôle. Durant le confinement, les libraires ont continué à travailler grâce au «click and col­lect », qui a profité aux livres les plus visibles, puisqu’on ne pouvait plus feuilleter tous les ouvrages sur les tables. Et, depuis, il n’y a plus de théâtre, plus de cinéma, donc les seuls ob­jets culturels dont on discute sont les séries et les livres. Résultat, les livres ont été extrê­mement offerts à Noël, et on passe d’un Goncourt de 300 000 ou 400 000 exemplai­res d’habitude à un Goncourt de 800 000.

Et les qualités propres de votre roman…

C’est un livre d’évasion qui offre de voyager dans le monde entier, au moment où c’est interdit. On ne peut pas exclure que cela ait joué. Il propose aussi une expérience de pen­sée, avec l’idée que le monde est peut-être différent de ce qu’on croit, et une interroga­tion sur le double : qu’est­-ce qu’on ferait face à soi-­même ? Et puis, c’est un livre avec un titre bizarre, très différent des autres propo­sés à la rentrée. Une anomalie…

Change-­t-­elle votre vie ?

Oui. Mes anciens livres deviennent bien plus visibles. Je vais continuer à écrire ceux dont j’ai envie, sans me sentir obligé de faire un nouveau best­seller. Les trois ans qui vien­nent devraient être très agréables, du moins si l’épidémie s’arrête. Et j’ai l’assurance de ne pas être à la rue avant un bout de temps. J’avais une vieille Dacia break, j’en ai acheté une neuve. Pas de Porsche, je reste un garçon raisonnable.

Propos recueillis par Denis Cosnard.

Le livre L’Anomalie est paru chez Gallimard en 2020.

L'Anomalie, Prix Goncourt Hervé

«Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l’intelligence, et même le génie, c’est l’incompréhension.»
En juin 2021, un événement insensé bouleverse les vies de centaines d’hommes et de femmes, tous passagers d’un vol Paris-New York. Parmi eux : Blake, père de famille respectable et néanmoins tueur à gages ; Slimboy, pop star nigériane, las de vivre dans le mensonge ; Joanna, redoutable avocate rattrapée par ses failles ; ou encore Victor Miesel, écrivain confidentiel soudain devenu culte.
Tous croyaient avoir une vie secrète. Nul n’imaginait à quel point c’était vrai.
Roman virtuose où la logique rencontre le magique, L’anomalie explore cette part de nous-mêmes qui nous échappe.

Chez Gallimard : http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Blanche/L-anomalie

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