Le réalisateur Bertrand Tavernier est mort ce jeudi. Nous nous entretenions avec lui en janvier, à l’occasion de la sortie du vingtième volume de la collection qu’il dirigeait, « L’ouest le vrai », qui réhabilite les grands westerns littéraires. Entretien – un des derniers livrés à la presse.
Marianne : En novembre 2013, vous avez créé chez Actes Sud une collection de westerns littéraires, « L’ouest le vrai ». Ce mois-ci, elle sort son vingtième volume. Vous vous attendiez à atteindre ce chiffre ?
Bertrand Tavernier : C’est une excellente surprise. Au début, je voulais éditer des livres ayant donné naissance à de grands films. Mais ce vingtième volume, Les pionniers de Ernest Haycox, n’a pas été adapté. Haycox est un très grand écrivain et aujourd’hui nous pouvons transgresser un peu cette règle…
Au-delà des films qu’ils ont inspiré, qu’est-ce qui vous plaît dans cette littérature ?
Son extraordinaire variété avant tout. Les thèmes en sont toujours extrêmement actuels : on parle de contrôle des armes à feu dans Saint Johnson (W.R. Burnett), du rapport des races dans Le vent de la plaine (Alan Le May), d’écologie dans La captive aux yeux clairs (A.B. Guthrie), un des premiers romans à aborder le thème de la destruction de la nature, du lynchage dans L’étrange incident (Walter Van Tilburg Clark). Le western parle de colonisation et de frontière, de moments de la vie sociale ou politique qui peuvent aussi être traités ailleurs, dans d’autres types de livres. Il essaime beaucoup. Il peut parler indirectement d’autre chose. Le Fureur apache de Robert Aldrich, lointainement inspiré semble-t-il par Burnett, est en fait un film sur la guerre du Vietnam.
Comment l’idée de la faire découvrir vous est-elle venue ?
Dans un entretien, W.R. Burnett, l’auteur de Little Caesar, disait que ses romans favoris étaient ses romans de l’Ouest. J’ai donc acheté Terreur apache, et j’ai été fasciné. J’ai eu la même envie avec Des clairons dans l’après-midi (Ernest Haycox), qui a inspiré un très mauvais film (“Les clairons sonnent la charge” de Roy Rowland, N.D.L.R.) mais dont un critique vantait le livre dont il était tiré… J’ai donc lu Ernest Haycox, Burnett, L’aventurier du Rio Grande (Tom Lea). J’ai ensuite été désireux de les faire découvrir. J’ai proposé cette idée de collection à Flammarion, qui a dit non, puis à Françoise Nyssen chez Actes Sud qui, elle, a accepté… Nous en publions deux par an et cela va continuer.
Aujourd’hui, j’ai des rabatteurs (rires) : des amis m’en signalent, j’en retrouve des traces dans les archives. D’autres avaient aussi défriché ce riche terrrain. Chez Rivages, François Guérif avait réédité les westerns d’Elmore Leonard et de James Carlos Blake, Gallmeister reprenait Glendon Swarthout et Larry McMurtry, et une collection défunte, « Nuage rouge », avait publié Louis l’Amour et Thomas Berger….
Pourquoi alors est-elle jusque-là restée si méconnue ?
Parce qu’on l’a bêtement classée dans les romans pour adolescents, qui n’intéressent pas grand-monde… Robert-Louis Stevenson et Jack London ont connu la même mésaventure. Avant que Michel le Bris pour le premier et Francis Lacassin pour le second ne les fassent retraduire et redécouvrir dans leur intégralité, nous n’en avions souvent que des versions tronquées ou adaptées. Je me souviens de ma première lecture des Trafiquants d’épaves de Stevenson : ça n’avait rien à voir avec le vrai texte publié plus tard…
La même aventure est arrivée aux auteurs de polars de la « Série noire » qui, même pour les plus grands (Raymond Chandler, Jim Thompson….) ont été coupés et traduits dans un argot à la mode très éloigné des textes originaux…
C’est vrai. Mais le polar a eu la chance de profiter du parrainage d’écrivains respectables (Jean Cocteau, Boris Vian…), ce que la littérature d’aventure n’a pas eu. Il y avait envers elle une condescendance qui nous a fait passer à côté de beaucoup de merveilles… Oregon Express de Guthrie a quand même eu le prix Pulitzer aux États-Unis (en 1950, N.D.L.R.) ! Ces livres y étaient reconnus, même si leurs auteurs sont souvent oubliés.
Les univers aussi étaient proches : beaucoup d’auteurs de westerns ont aussi écrit des polars ?
Et certains des plus grands : Burnett, bien sur, mais aussi Jim Thompson ou Elmore Leonard, auteur de Hombre et de Valdez. Les westerns de Luke Short sont très influencés par le roman noir. Les deux genres puisent d’ailleurs aux mêmes thèmes, parlent de la loi, de l’ordre, de la violence. Forcément, les passerelles sont nombreuses….
Mais le western en tant que genre cinématographique a été reconnu, lui. Des auteurs comme John Ford ou Anthony Mann…
…l’ont été dans les années 50, grâce aux efforts de revues comme « Positif » ou « Les cahiers du cinema ». Là, on a mis en avant ces deux-là, ainsi que Delmer Daves, Howard Hawks… Mais le western a été mal considéré pendant longtemps. Dans les années 55, j’ai participé à la fondation d’un ciné-club créé pour pouvoir passer des westerns. Et les critiques qui revalorisaient ces films ne lisaient pas les romans dont ils étaient tirés. Dans le Howard Hawks de Todd MacCarthy, un chapitre est consacré aux liens entre La captive aux yeux clairs et le livre de Guthrie dont il est tiré. Dans les livres français consacrés à Hawks, il n’est même pas cité.
Y-a-t il aussi toute une production de série assez médiocre ?
Oui. On la trouvait en France en partie dans la collection « western » des éditions du masque. Certains auteurs comme Luke Short ou même Guthrie ont fait du « pulp ». On ne peut pas séparer cette littérature de ses conditions de production. Ces auteurs devaient parfois fournir deux romans par mois. Très peu de temps d’écriture, pas de relecture. Cela donnait souvent des livres détestables, même si eux aussi ont servi de matrices à de grands films. Rio Conchos (Clair Huffaker) ou Los Bravados (Frank O’Rourke) sont des livres terribles, truffés de coïncidences absurdes, sans aucun effort d’écriture….
Aujourd’hui, le nature writing incarné par Jim Harrisson, Chris Offut ou David Vann est-il une descendance de cette littérature western ?
Oui, complètement. Beaucoup de ces écrivains travaillent et vivent d’ailleurs dans le Montana, qui est l’une des terres d’élection de beaucoup de romans western.
Et comme cinéaste, vous avez été tenté ?
J’ai même eu un projet d’après des nouvelles de Dorothy Johnson. Mais, comme souvent, ça ne s’est pas fait.
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Les Pionniers
L’image des longues files de convois s’attaquant aux grands espaces est l’une des plus emblématiques du western. Le livre de Ernest Haycox lui donne une vérité et une densité rarement atteintes. Venus du Missouri, les « pionniers » du livre, traversant les Rocheuses, le fleuve Columbia, ce qui deviendra la piste de l’Oregon, vont se confronter au vent, au froid, aux pluies, au déracinement et aux conflits qui régissent tout groupe d’hommes. Une fois arrivés, il leur faudra s’installer, élaborer des règles, surmonter les préjugés…. Ce long et fascinant roman arrive à mêler la sécheresse de la narration et le lyrisme de la nature, l’intelligence lucide des situations et la richesse des personnages. On le dit le chef-d’œuvre de Haycox, écrivain qu’Hemingway assurait admirer, également auteur du très beau « Passage du canyon ». Réflexion ambiguë sur la colonisation et fascinant récit d’aventures, c’est en tout cas un grand livre méconnu. Fermez les yeux : vous verrez tout de suite les images…
Les pionniers de Ernest Haycox. Éd. Actes sud, 544p., 24 euros