ENTRETIEN publié par l’hebdo LE POINT: Pandémie, #MeToo, diversité… Le président du Syndicat national de l’édition et patron de Média-Participations, Vincent Montagne, s’est confié au « Point ».
Propos recueillis par Christophe Ono-dit-Biot Publié le
« L’amour au temps du choléra ». C’était le titre d’un des chefs-d’œuvre du Nobel de littérature Gabriel Garcia Marquez, paru en 1985. Mais il pourrait s’appliquer aussi à la situation que connaît en ce moment le livre, à condition de remplacer « choléra » par « Covid-19 ». Car, oui, l’amour pour le livre en temps de pandémie reste une réalité. En témoignent les bons chiffres produits par le Syndicat national de l’édition (SNE) à l’occasion de son assemblée générale tenue le 24 juin dernier, et regroupés dans son rapport annuel. Bons chiffres, et même très bons (et pas seulement dans l’édition numérique, qui a progressé de 13,5 % par rapport à 2019, générant 236,6 millions d’euros de chiffre d’affaires), si l’on tient compte des confinements et des fermetures de librairies, qui auraient dû beaucoup plus impacter les ventes, voire produire un véritable désastre dans le secteur.
Pour autant, la situation est-elle au beau fixe sur tous les continents de la planète livre ? L’occasion d’en parler avec le grand patron du SNE depuis 2012, Vincent Montagne, son président, par ailleurs président-directeur général depuis trente ans de Média-Participations, quatrième groupe d’édition français regroupant des maisons d’édition qui font référence dans le domaine littéraire (avec le Seuil ou les éditions de l’Olivier), dans le domaine de la jeunesse ou de la BD (avec Dargaud, Dupuis, Le Lombard, Kana ou Urban Comics), et également très actif dans la presse (de Rustica à Spirou) comme dans le jeu vidéo et l’audiovisuel, dont il est un acteur majeur en tant que producteur de dessins animés. Des ventes, mais aussi de la place du livre dans une époque en pleine ébullition, où plus que jamais ce « bien essentiel », selon l’expression consacrée en temps de pandémie, doit rester un outil de culture, d’ouverture à l’autre et de débat.
Le Point : Quel bilan peut-on faire de l’année 2020 pour l’édition ?
Vincent Montagne : Il est plutôt bon au vu de la période que nous venons de traverser, en comparaison notamment avec les autres industries culturelles : à l’échelle européenne, la culture dans son ensemble a perdu 31 % de son chiffre d’affaires… Dans ce contexte inédit, le secteur de l’édition affiche une légère baisse de 2,4 %, alors que les librairies et les grands magasins ont été fermés pendant plusieurs mois… Si l’on se souvient que le secteur de l’édition avait progressé de 5 % en 2019, avec une baisse de 2,4 % en 2020, on dépasse le chiffre d’affaires de 2018. Le secteur jeunesse progresse, la BD, le manga… mais aussi la littérature. C’est très encourageant. Surtout quand on considère les variations, spectaculaires, de l’activité des maisons d’édition tout au long de l’année : 278 millions d’euros ont été perdus pendant le premier confinement, puis rattrapés de mai à octobre. Ensuite, 96 millions ont été de nouveau perdus en novembre, mais fin décembre nous étions à nouveau sur un rattrapage de 135 millions d’euros…
Le fait que le livre ait si bien résisté s’explique-t-il seulement par l’avantage concurrentiel qu’avait la lecture sur d’autres activités culturelles en temps de confinement ?
Bien sûr, il n’y avait ni restaurant, ni cinéma, ni spectacles, mais il a fallu aussi travailler, assurer l’école pour les enfants… et le soir la lecture se trouvait en compétition avec les séries ! Mais en effet, les Français ont beaucoup lu et même écrit : les éditeurs n’ont jamais reçu autant de manuscrits, + 25 % par rapport à 2020… Les gens ont eu envie d’écrire, de dire ce qu’ils pensaient, ressentaient.
Certes, mais ce n’est pas parce qu’on a envie de se raconter qu’on a envie de lire les histoires des autres. Ou de lire une grande variété de livres ? De nombreux éditeurs, et libraires, pointent ces temps-ci un risque d’hyper-bestsellarisation du marché : le secteur tiendrait, mais grâce à une minorité de gros vendeurs…
Ce n’est pas faux, et si l’on peut se réjouir de l’augmentation des ventes « littérature » de 2,4 % en 2020, celle-ci a été de manière générale portée par les auteurs de best-sellers comme Guillaume Musso, Marc Levy, Ken Follett, etc., ou les lauréats des prix littéraires. Outre sa qualité intrinsèque, on peut penser que le prix Goncourt, décerné à Noël après une longue période pendant laquelle beaucoup moins de nouveautés étaient proposées, a profité de la situation. Mais ce phénomène de concentration des ventes en 2020 ne doit pas conduire à tirer des conclusions trop hâtives pour l’avenir. Il est évident que quand vous n’avez pas la caisse de résonance des salons littéraires, des festivals, des signatures en librairie, qui permettent aux premiers romans et aux auteurs moins identifiés par le public de se faire connaître, cela ne favorise pas l’envie d’aller vers les univers d’écrivains inconnus.
Les derniers mois ont été marqués par des tribunes d’éditeurs – et pour la première fois signées par presque tous les éditeurs, grands groupes ou maisons indépendantes – réclamant une plus grande présence du livre à la télévision. C’est votre cas ?
Il fallait faire ces tribunes, car le livre doit être encore plus présent qu’il ne l’est à la télévision. Je parle ici du paysage audiovisuel public. De nombreuses émissions ont été supprimées, mais je suis sûr que d’autres vont éclore et que le service public veut faire plus et mieux pour le livre. Il est important que de nouveaux auteurs, qui n’ont pas les honneurs du petit écran, puissent se faire entendre. Il faut que le grand public puisse faire connaissance avec les nouveaux talents, car ce sont eux qui enrichissent l’écosystème du livre. D’autant plus que la lecture a été déclarée « grande cause nationale » par le président de la République. Cette formidable initiative doit permettre d’amplifier le rayonnement des festivals ou des événements tels que « Partir en livre » qui accueille près de 700 000 participants, ou le jeu « Les petits champions de la lecture », auquel participent chaque année plus de 60 000 élèves de primaire ; mais aussi de créer des émissions nouvelles sur le livre et la lecture ! Le livre ne peut être soutenu par les seuls blogueurs, même si leur action est évidemment importante. Le livre joue un rôle essentiel dans le fonctionnement de la démocratie et le développement de l’esprit critique. Il nous construit et nous rend libre. Je sais que nous serons entendus.
Êtes-vous favorable à la publicité pour le livre à la télévision ?
Le livre ne peut pas être un enjeu publicitaire. Et s’il le devenait, cela pourrait présenter un danger pour la diversité éditoriale, que nous évoquions toute à l’heure. La publicité à la télévision favoriserait encore plus les best-sellers, et des grands groupes éditoriaux qui possèdent des chaînes de la TNT, par exemple. Nous devons protéger la diversité éditoriale, qui fait la richesse de l’édition française, et tous les grands éditeurs partagent cette approche.
Où en est le projet de Salon du livre du SNE ?
Il avance bien. Concrètement, nous avons mis fin au contrat (qui arrivait de toute façon à échéance) avec Reed Expositions France, et le SNE prend la main à 100 % sur un nouvel événement, un festival, une véritable fête du livre, qui réunira tous les univers du livre et de la création : littérature générale, BD, jeunesse, polar, mais aussi poésie, livres documentaires… Il aura pour cœur le Grand Palais éphémère, investira progressivement Paris et sa proche couronne, et demain, nous l’espérons, la France entière. C’est bien un festival que nous créons, avec une direction artistique, et non plus un salon où se succèdent les grands stands pour les éditeurs ou les pays. Toute l’édition française sera au rendez-vous. Et nous tenons aussi à ce que cette manifestation fasse une vraie place à d’autres univers créatifs, car le livre est au centre et à l’origine d’une grande partie des productions culturelles, et indissociable d’elles. Cet événement se tiendra du 21 au 24 avril 2022, c’est-à-dire le week-end du second tour de l’élection présidentielle. Une occasion de penser à autre chose et de se cultiver en attendant les résultats !
2021 marque aussi les 40 ans de la loi Lang sur le prix unique du livre. Mais la loi n’est-elle pas contournée par la e-commercialisation à bas prix de livres présentés comme d’« occasion » alors qu’ils viennent de sortir ?
Vous avez raison, et un livre ne « s’use » pas comme un autre bien. Il faut en effet être vigilant de manière à ce que cette loi, tellement essentielle qu’elle a été transposée dans une trentaine de pays, puisse être respectée. Nous y avons jusqu’à présent réussi : en la faisant adopter pour le livre numérique. Et récemment grâce à l’action du président de la République, qui a imposé que les plateformes de e-commerce, notamment Amazon, facturent elles aussi les frais de port dont s’acquittent les libraires. La proposition de loi portée par Laure Darcos vient d’être adoptée au Sénat en première lecture, dans le cadre d’une procédure accélérée du gouvernement, et elle permet de rompre avec la distorsion de concurrence entre libraires et plateformes. Certes, cela représente un coût pour les acheteurs. Mais chacun peut comprendre que la loi doit s’appliquer à tous. En outre, se faire livrer un livre, qu’on peut aussi aller chercher chez son libraire, a un coût. Quant au problème du livre dit « d’occasion », le médiateur du livre est en train de s’en saisir. Quelqu’un qui cherche une nouveauté ne peut pas se voir proposer cette même nouveauté, le jour de sa sortie, « en occasion ».
Faut-il s’attendre en France à une limitation de la liberté de création des auteurs, comme dans le monde anglo-saxon, où des sensitive readers, des « lecteurs de sensibilité », corrigent les manuscrits pour ne pas heurter le public ? Et où des auteurs se font accuser d’« appropriation culturelle » parce qu’ils traitent d’un sujet qui n’appartient pas à leur culture ?
Je ne crois pas. Aux États-Unis, c’est d’une violence inouïe, mais nous n’avons pas la même histoire, ni la même crispation sur ces sujets d’identité ou de communauté. L’universalisme français, et d’ailleurs européen, fait que nous sommes plus ouverts sur le multiculturalisme. Récemment, des éditeurs américains auraient refusé de traduire un livre français parce qu’il avait été écrit par quelqu’un qui ne correspondait pas, selon eux, à l’histoire qu’il racontait, au prétexte d’« appropriation culturelle ». En France, ce même livre a été publié sans créer de polémique. La situation est donc très différente. Nous n’avons pas attendu les Américains pour proposer une vraie diversité des sujets et des auteurs, et couronner des voix nouvelles. Regardez le Goncourt des lycéens décerné, l’année dernière, à Djaïli Amadou Amal pour son roman Les Impatientes. Le problème en matière de liberté de création n’est pas l’apanage du monde anglo-saxon. Dans le reste du monde, avec le durcissement d’un certain nombre de régimes, il devient difficile de publier, et notamment les livres écrits en France. Vous noterez que le bureau d’Hachette en Chine a fermé. L’impertinence européenne est loin d’être la chose la mieux partagée…
On commence à beaucoup parler de #MeToo dans l’édition… Il y a même un compte sur instagram, @balancetonéditeur, répertoriant les phrases déplacées entendues dans telle ou telle maison d’édition. Que vous inspire ce genre de démarche
Les risques de harcèlement ou de violences sexistes existent dans l’édition comme dans tous les milieux. Ils sont le fait de quelques individus et il est nécessaire que les choses évoluent et que la parole se libère. Chaque entreprise doit assumer ses responsabilités. En tant que représentants de la profession, à l’échelle du SNE, nous mettons en place un plan d’action ambitieux, à destination des salariés des maisons : il ne s’agira pas uniquement de les sensibiliser, mais de proposer aux maisons d’édition des formations adaptées à tous les salariés selon leur profil et leur positionnement dans l’entreprise. Les discussions sont en cours avec les partenaires sociaux pour préciser la méthode et le calendrier. Nous allons également début juillet entamer des discussions avec les représentants des auteurs autour de toutes ces questions. Mais il faut aussi faire attention à ne pas tomber dans les excès et les dérives que peut engendrer la dénonciation anonyme. Respectons d’abord le droit. La présomption d’innocence est la liberté fondamentale de tout individu. L’histoire nous enseigne que la délation est dangereuse…
Le livre se porte encore bien
Le livre résiste encore. Le procédé «cliquer et récupérer » à permis le maintien du lien pendant le confinement. L’impact de la télévision sur le public est limité car ce dernier ne s’y intéresse que si le livre concerne une personnalité connue ou écrit par elle. L’information par mail ou l’exposition en des points de vente touchent plus largement. Des menaces pèsent. Toutefois, sur le livre. Si le niveau scolaire baisse, la lecture s’en trouve affectée. La place grandissante de certains loisirs et, enfin, l’évolution vers l’analyse par l’émotion qui limitera inéluctablement la liberté d’expression.