La familia grande, de Camille Kouchner et paru le 7 janvier 2021 aux éditions du Seuil, a grandement contribué à libérer la parole sur les crimes incestueux. Dans ce livre la juriste dévoile les violences sexuelles infligées par son beau-père, Olivier Duhamel, à son frère alors adolescent. Elle y dissèque les mécanismes du silence qui entoure ce type de crime.
Les chiffres sur l’inceste et la déferlante de témoignages sur Twitter donnent froid dans le dos. Comment, en tant que parent, protéger nos enfants des agressions sexuelles dans le cercle familial, mais aussi au-delà ? Les réponses de Muriel Salmona, psychiatre et psychotraumatologue, présidente de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie.
Parents : Combien d’enfants sont aujourd’hui victimes d’inceste ?
Muriel Salmona : On ne peut pas séparer l’inceste des autres violences sexuelles. Les auteurs sont des pédocriminels dans et à l’extérieur de la famille. Aujourd’hui en France, une fille sur cinq et un garçon sur treize sont victimes d’agressions sexuelles. La moitié de ces agressions sont le fait de membres de leur famille. Les chiffres sont encore plus élevés lorsque les enfants souffrent d’un handicap. Le nombre de photos pédocriminelles sur le net double chaque année en France. Nous sommes le deuxième pays d’Europe le plus touché.
Comment expliquer de tels chiffres ?
M.S. Seulement 1% des pédocriminels sont condamnés car l’immense majorité n’est pas connue de la justice. Ils ne sont tout simplement pas dénoncés donc pas arrêtés. La raison : les enfants ne parlent pas. Et ceci n’est pas de leur faute mais le résultat d’un manque d’informations, de prévention et de dépistage de ces violences. Il y a pourtant des signes de souffrance psychique qui doivent alerter les parents et les professionnels : mal-être, repli sur soi, colère explosive, troubles du sommeil, de l’alimentation, conduites addictives, angoisses, phobies, énurésie… Cela ne signifie pas que tous ces signes chez un enfant sont forcément révélateurs d’une violence. Mais ils méritent que l’on s’y attarde avec un thérapeute.
N’y a-t-il pas des « règles fondamentales » à respecter pour éviter d’exposer les enfants aux violences sexuelles ?
M.S. Si, on peut diminuer les risques en étant très vigilant sur l’environnement des enfants, en surveillant leurs fréquentations, en se montrant intolérant face aux moindres remarques humiliantes, sexistes comme le fameux « dites donc ça pousse ! », en interdisant les situations comme prendre le bain ou dormir avec un adulte, même un membre de la famille.
Autre bon réflexe à adopter : expliquer à son enfant que « personne n’a le droit de toucher à ses parties intimes ou de le regarder nu ». Malgré tous ces conseils, le risque persiste, ça serait un mensonge de dire le contraire, vu les chiffres. Les violences peuvent survenir partout, même chez des voisins en qui on a confiance, au cours de musique, au catéchisme, au foot, lors de vacances en famille ou d’un séjour à l’hôpital…
Ceci n’est pas la faute des parents. Et ils ne peuvent pas tomber dans l’angoisse permanente ou empêcher les enfants de vivre, de faire des activités, de partir en vacances, d’avoir des amis…
Alors, comment protéger les enfants de ces violences ?
M.S. La seule arme consiste à parler avec ses enfants de cette violence sexuelle, de l’aborder dans la conversation quand cela se présente, en s’appuyant sur des livres qui l’évoquent, en posant régulièrement des questions sur le ressenti des enfants face à telle situation, tel individu, même dès la petite enfance autour de 3 ans. « Personne ne te fait de mal, ne te fait peur ? » Evidemment il faut s’adapter aux âges des enfants et les rassurer dans le même temps. Il n’y a pas de recette miracle. Ceci concerne tous les enfants, même sans signe de souffrance car certains ne laissent rien paraître mais ils sont « détruits de l’intérieur ».
Un point important : les parents expliquent souvent qu’en cas d’agression, il faut dire non, crier, s’enfuir. Sauf qu’en réalité, confronté à un pédocriminel, l’enfant ne parvient pas toujours à se défendre, paralysé par la situation. Il pourrait alors se murer dans la culpabilité et le silence. Bref il faut aller jusqu’à dire « si cela t’arrive, fais tout ce que tu peux pour te défendre, mais ce n’est pas de ta faute si tu n’y arrives pas, tu n’es pas responsable, comme lors d’un vol ou d’un coup. En revanche, tu dois le raconter tout de suite pour avoir de l’aide et qu’on puisse arrêter le coupable ». A savoir : briser ce silence rapidement, protéger l’enfant de l’agresseur, permettent d’éviter les conséquences graves à moyen ou long terme pour l’équilibre de l’enfant.
Un parent victime de violence sexuelle dans son enfance doit-il en parler à ses enfants ?
M.S. Oui, la violence sexuelle ne doit pas faire l’objet d’un tabou. Elle ne fait pas partie de l’histoire de la sexualité du parent, qui elle, ne regarde pas l’enfant et doit rester intime. La violence sexuelle est un traumatisme qu’on peut expliquer aux enfants comme on leur expliquerait d’autres expériences difficiles de notre vie. Le parent peut dire : « Je ne veux pas que ça t’arrive à toi car cela a été très violent pour moi ». Si au contraire, le silence règne sur ce passé traumatique, l’enfant peut sentir une fragilité chez son parent et comprendre en filigrane « on ne parle pas de ça ». Et c’est justement tout le contraire du message à faire passer. Si révéler cette histoire à son enfant est trop douloureux, le parent peut très bien le faire avec l’aide d’un thérapeute.
Propos recueillis par Katrin Acou-Bouaziz
Source : Interview de Muriel Salmona, psychiatre : « Comment protéger les enfants des violences sexuelles ? »